jeudi 13 décembre 2012

Réflexion sur le temps - le numérique et l'entreprise

J'ai beaucoup aimé l'article d'Olivier Ezratty sur le numérique et la distorsion du temps; une réflexion qu'il a écrite suite au TEDx salon sur la Maîtrise du temps en novembre.
Il y souligne bon nombre de points auxquels on ne peut que souscrire, liés notamment à l'instantanéité alliée à la quantité dans les nouvelles capacités d'accès aux informations:
  • immédiateté de la relation (attachement quasi compulsif à la messagerie),
  • facilitation et accélération de nos moyens de choix qui nous rendent plus exigeants et impatients (moteurs de recherche, comparateurs, avis, etc. riches d'infos accessibles instantanément),
  • quantification du temps comme critère principal de décision (itinéraires les plus rapides, pas forcément les plus intéressants ou les plus agréables),
  • impact communautaire "instantané" (réseaux sociaux, qu'il s'agisse des flashmob, des "pigeons", ou d'actions politiques),
  • raccourcissement du temps consacré par les utilisateurs aux contenus présents sur les medias numeriques (articles ultra courts, videos de 3 minutes)
J'y ajouterai un point qui concerne plus particulièrement l'entreprise. L'utilisation des canaux numériques y a augmenté considérablement l'importance du temps court. Transmettre l'information (ordre, réponse, transfert) via ses e-mails ou sa messagerie instantanée est une occupation à part entière au détriment parfois -et quelque fois souvent - de la production de valeur. Comme le disait un ancien collègue, "avant, je ne savais pas que faire du mail c'était travailler".

Cette manie du temps court peut devenir un travers de management, en provoquant des ruptures permanentes dans le temps des collaborateurs, en accroissant la pression ressentie et en limitant la capacité des équipes à travailler sur les actions pérennes - activité qui requiert un temps long. Pour le manager, le numérique peut augmenter l'exigence sur l'immédiateté ("je suis en meeting avec le CEO, j'ai besoin des chiffres sur xxx; c'est urgent") dans des situations où cette imédiateté n'est pas forcément légitime. Et le cercle est bien évidemment vicieux. Pour le collaborateur, répondre à l'exigence immédiate devient souvent une urgence prioritaire (souci d'être bien vu, absence de discernement par manque de contexte, occasion de procrastination, parfois). A l'inverse, l'appel à l'instantanéité, à bon escient, est un formidable outil qui peut décupler l'efficacité et la rapidité de l'action. Les exemples ne manquent pas de réunions de crise montées en quelques instants, associant présence physique, video-conférence, téléphone, et permettant une prise de décision efficace au moment opportun.
Il incombe donc au manager d'établir et maintenir pour lui et ses équipes une modération dans la gestion de l'information et de la communication permettant d'équilibrer efficacement le temps long et les temps court, les priorités, les urgences et la préparation du futur.

Autre risque, une perte de qualité dans le knowledge management. Dès lors que l'information se transmet par email d'un simple clic, gérer proprement l'information (organisation, formalisation, stockage, diffusion/partage) disparait peu à peu. Les données et dossiers sont dans les disques durs, disponibles à la demande - par messagerie - auprès de celui qui les a produites. Et communiquer 20 fois des informations par messagerie semble plus simple et plus rapide que bâtir un sharepoint propre et bien administré dont on communiquera l'adresse. Sur les temps courts, la perte est peu visible; on connait en général l'identité ou la fonction des détenteurs de l'information. Chat, email et téléphone font le reste. Sur le temps long, c'est une autre paire de manche. Récupérer des chiffres sur 3 ans devient complexe voire impossible. L'information n'est pas forcément disponible et rarement structurée, les détenteurs ont peut-être changé de fonction ou quitté l'entreprise. Là aussi, le manager a un rôle clé. Structurer le KM est fondamental. pour l'efficacité à court terme, pour la pérennité de l'activité dans les transitions d'équipe et de projets, et pour disposer d'une perspective "historique" nécessaire pour bâtir le long terme. Une évidence, se dit-on. C'est exact. Il n'en reste pas moins que la structuration du KM est souvent gérée comme un temps court, du fait de la relative simplicité des outils disponibles (la création d'un sharepoint peut être très rapide). Le suivi dans le temps long n'est pas toujours en place; les sharepoints se multiplient, meurent, sont recréés, dupliqués, difficilement trouvables (où est le sharepoint qui donne la liste des sharepoint?). Au final, on a amélioré la situation à court terme (sur une année), mais le temps long est encore oublié. Au manager de jouer son rôle de bâtisseur dans le temps et de garantir la pérennité, l'accès et la diffusion d'information structurées pour ses équipes et le reste de l'organisation. On ne sait où on peut aller que si on sait d'où on vient.

Gardons en mémoire que certains temps non numériques sont extrêmement utiles et valent toutes les messageries du monde. La pause café ne cesse de faire ses preuves et la machine à café est un des meilleurs réseaux sociaux d'entreprise. Prenons le temps de perdre un peu de temps. Ca crée et consolide les relations, ça favorise la créativité et ça joue un rôle très positif dans la prévention et la résolution des conflits.

Bon, je vous laisse. Je crois qu'il est temps :)


Photo credit: seriykotik1970/ Foter / CC BY-NC