Le dernier numéro de
la revue XXI est sorti il y a quelques jours. Numéro éponyme pourrait-on dire puisqu'il s'agit du 21ème de la revue créée il y a 5 ans. Pour marquer cet anniversaire et le côté symbolique de ce 21e XXI, les créateurs ont rédigé un "manifeste pour le journalisme" de 20 pages, proposé sous forme de tiré à part.
Les 15 premières années d'Internet nous avaient fait perdre de vue l'importance du contenu
Il est rare et appréciable de lire un manifeste de ce type. J'y ai été d'autant plus sensible qu'il y a presque 18 ans, je lançais avec Cyril Fiévet le
premier magazine français 100% en ligne, Cybersphère. Cybersphère a vécu, s'est arrêté fin 1996, mais il portait en lui les ambitions jointes d'être un "pure player" de l'Internet et de produire du contenu journalistique de qualité. Enquête, analyse, opinion, engagement, éclairage. Cybersphère est sans doute arrivé trop tôt, sur un marché loin d'être mûr, mais je reste convaincu que Cyril et moi étions dans le vrai. Le contenu est à la base et une condition sine qua non du succès digital.
Revenons à la presse et au manifeste de XXI. Depuis 1995, les années ont passé et force est de constater que l'essentiel de la production Internet classée sous l'étiquette "information" et "presse en ligne" comporte force recyclage de dépêches et de photos d'agences, et d'articles courts qui interdisent par leur forme même de creuser réellement un sujet. A cela s'ajoute l'obsession de "l'actualité" qui met l'accent sur l'événement de l'instant, réduit la mise en perspective et ne croise plus les points de vue. Du vite lu, vite oublié. Le lecteur ne lit pas, il machouille rapidement de la data en zappant d'un site à l'autre.
Dans ce contexte, le manifeste de la revue XXI arrive à point nommé, pour trois raisons
- D'abord, parce qu'une partie de la presse (papier et web) est en train de dévaloriser son propre métier en s'alignant sur le plus petit commun dénominateur et en produisant de la junk news comme d'autres font dans la junk food. C'est d'autant plus dommage que notre monde est chaque jour plus complexe, que les interférences, ingérences, interconnexions y sont toujours plus nombreuses et que nous avons besoin de bons journalistes et d'une bonne presse pour nous aider à y voir plus clair.
- Ensuite, parce que XXI, comme d'autres en France (le Canard Enchainé ou Fluide Glacial - dans un style bien différent) prouvent que le contenu peut permettre à lui seul de pérenniser un périodique, même sur un support has been comme le papier, dans un contexte de déclin reconnu par tous et sans appel à la publicité - pourtant donnée business model du futur.
- Enfin et surtout, parce que de manière plus générale la valeur sur Internet s'appelle aussi "contenu". Ce n'est pas pour rien si les modèles publicitaires au pay per view ont vécu et que la performance se mesure à l'engagement des internautes (dont l'abonnement et l'achat, l'inscription à des événements virtuels ou physiques et autres opportunités de collecte de données personnelles). On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre. Un contenu faible génère une valeur incrémentale faible et nécessite des volumes colossaux pour générer du cash. Or créer un trafic colossal coûte une fortune. Et sans contenu de valeur, il n'y a ni fidélisation, ni bouche à oreille. Pas d'effet réseau. Le cercle est vicieux. Il faut acheter à nouveau le trafic, investir, ré-investir, à perte.
Le manifeste de XXI a été commenté par Metro (...), Libération, Rue 89... Ces derniers y voient une potentielle querelle entre les Anciens et les Modernes. C'est une lecture qui me parait partisane émanant d'un pure player (Moderne) "pérennisé" (selon ses propres termes) par son
rachat fin 2011 par le Nouvel Obs (un Ancien). Rappelons qu'à l'époque, Rue89 était clairement déficitaire. L'enjeu d'une presse de qualité et d'un grand journalisme passe par une autonomie financière et une capacité de développement.
C'et en fait la position que défend XXI, telle que je la comprend : la valeur du contenu alliée à un produit et une distribution bien étudiés permettent de répondre à l'enjeu de la presse. Qu'on parle de papier, soit-disant agonisant ou de tout autre canal - dont le digital.
L'intérêt de l'argumentation de XXI est de se concentrer sur la valeur du contenu plutôt que sur le média qui le porte. Internet n'est pas une réponse ou un objectif en soi, mais un canal aux multiples formes. Ce n'est pas parce qu'on fait du digital qu'on est dans le vrai. Seul l'adhésion engagée du client final démontre la validité de la stratégie mise en oeuvre. Pour la presse - et de façon plus générale, pour toute présence sur Internet, c'est la valeur réelle du contenu qui est déterminante: originalité, différenciation, pertinence, exploitabilité, densité...
A l'heure ou le nombre de sites, de blogs, de forums, de présences "sociales" croit multi-exponentiellement, le contenu prend de plus en plus de valeur. L'essentiel de l'information qui circule sur ces canaux est le repointage vers une autre source - qui elle-même repointe ailleurs. Etre la source de l'information, fiable, reconnue, légitime est une clé du succès.
La stratégie du contenu est le chemin critique pour toute présence en ligne
Dans le e-Commerce, Amazon a ouvert la voie il y a bien longtemps avec une forme d'éditorialisation de son catalogue extrêmement intelligente et riche. Et l'entreprise reste malgré son "grand age" (créée par Jeff Bezos en juillet 1994) la référence du secteur. A contrario, la FNAC qui fut célèbre pour ses dossiers techniques et qui était perçue par ses clients comme un centre d'expertise n'a pas su capitaliser sur ce savoir-faire et l'étendre sur Internet. Elle s'est laissé doubler par de multiples sites et blogs spécialisés en "reviews" et qui ont eux misé sur le contenu. La FNAC.com aurait certainement pu aller plus tôt sur ce créneau et intégrer dans son giron digital cette valeur si importante aux yeux de son coeur de clientèle.
Mediapart indiquait être bénéficiaire (11.6% de rentabilité) en 2011 et 2012, sur la seule ressource de ses abonnements. Tant mieux. C'est donc possible.
A l'inverse, les difficultés des portails comme
MSN ou
Yahoo, dont les contenus ne sont en rien différenciants, montrent à quel point la seule agrégation de contenus tiers est insuffisante. D'autant que le coût d'acquisition de ces contenus est encore plus élevé si les sources sont de qualité. La spirale est infernale.
On peut étendre le raisonnement à toute présence sur Internet. La clé n'est pas le volume, mais le retour par visiteur. Si le retour par visiteur/client est important, c'est que la valeur perçue est importante. Tout devient alors possible car le visiteur/client sera disposé à s'engager plus avant, promouvoir spontanément le contenu et l'offre (avec un mode d'incentive adéquat, très probablement non financier ni vénal). Toute acquisition de "trafic" sera également plus facilement rentabilisée. de spirale infernale, on passe au cercle vertueux.
Pour une entreprise, le contenu vient d'abord de son savoir-faire
A chaque entreprise de déterminer quelle valeur de contenu spécifique, pertinente et légitime elle peut apporter. Par elle-même, en s'appuyant sur sa communauté de clients et utilisateurs... C'est un travail complexe, qui requiert de se reposer les bonnes questions :
- Quoi et pour qui - pour se recentrer sur ce qui constitue ses points les plus forts et les mieux reconnus par ses clients et ses cibles réalistes
- Comment - pour déterminer sur quels canaux les plus pertinents étendre cette valeur pour se connecter à ses utilisateurs, clients et prospects
- Pour quoi - pour définir un mode opératoire efficace et pérenne, qui associe valeur de contenu et rentabilité de chaque canal mis en place. Cette rentabilité dépendant évidemment du business model (vente, acquisition de données, intermédiation/transfert de lead...)
Cette réactualisation de la valeur du contenu est une excellente chose pour toutes les entreprises
Il ne s'agit pas de mode. Il ne s'agit pas de course au buzz et d'impératif du dernier arrivant ("est-ce que je dois aller sur Pinterest?", "on est en 2013 et je ne suis toujours pas sur Twitter..."). Il s'agit simplement de revenir et rester sur les fondamentaux. Ce que les clients achètent et ce dont ils parlent, c'est le contenu. La forme, la "multi-canalisation" viendront après, bien plus facilement et bien plus efficacement.
Le retour du contenu est donc une excellente chose. C'est l'opportunité pour chaque entreprise de mettre en avant son talent, son service, ses produits avec la certitude que c'est ce que recherchent désormais en priorité les visiteurs et clients internautes.
A vous de jouer !
La valeur n'attend pas le nombre des octets :-)
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